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29/12/2013

PERSPICACITÉ

« […] Les humains sont doués pour l’absence : ils disent Untel est triste, mais Untel n’est pas là. Ils disent Un jour, j’aurai du temps, mais le temps n’est pas là. Ils présument de tout. Les humains disent Ma maison. Ils disent J’ai un jardin. Ils disent Ma famille, mes amis. Ils disent Les gens, ils disent Le monde. Les humains disent Mon, ma, mes. Par exemple, Coach dit Mon singe en me montrant du doigt. Il dit J’ai acheté mon singe en Afrique. Il dit Je recrute mes hommes moi-même. Il dit J’ai rencontré ma femme à Cuba en 1972 et j’ai tout de suite su que c’était elle. Il dit Mon argent. Mon singe, Mes hommes, Ma femme, Ma business.

Les humains sont seuls. Malgré la pluie, malgré les animaux, malgré les fleuves et les arbres et le ciel et malgré le feu. Les humains restent au seuil. Ils ont reçu la pure verticalité en présent, et pourtant ils vont, leur existence durant, courbés sous un invisible poids. Quelque chose les affaisse. Il pleut : voilà qu’ils courent. Ils espèrent les dieux et cependant ne voient pas les yeux des bêtes tournés vers eux. Ils n’entendent pas notre silence qui les écoute. Enfermés dans leur raison, la plupart ne franchiront jamais le pas de la déraison, sinon au prix d’une illumination qui les laissera fous et exsangues. Ils sont absorbés par ce qu’ils ont sous la main, et quand leurs mains sont vides, ils les posent sur leur visage et pleurent. Ils sont comme ça. »

 

Wajdi Mouawad, Anima, roman,
Leméac / Actes Sud, 2012, pp. 101-102.

(Les lectures de Roberte Roberte).

10:44 Publié dans Blog, Lecture | Lien permanent

26/12/2013

DE LA CRÉDULITÉ

 

« Si vous éprouvez angoisses et tourments en évoquant votre enfance dans tout ce qu’elle a de simple et de secret, parce que vous ne pouvez plus croire en Dieu qui s’y trouve à chaque pas, alors demandez-vous, cher Monsieur Kappus, si vous avez vraiment perdu Dieu. N’est-ce pas plutôt que vous ne l’avez jamais possédé ? Quand donc, en effet, l’auriez-vous possédé ? Croyez-vous que l’enfant puisse le tenir dans ses bras, Lui que l’homme fait porte avec tant de peine et dont le poids écrase le vieillard ? Croyez-vous que celui qui le possède pourrait le perdre comme on perd un caillou ? Ne pensez-vous pas plutôt que celui qui possède Dieu ne risque pas d’être perdu par Lui ? – Mais si vous reconnaissez que Dieu n’était pas dans votre enfance, et même qu’il n’était pas avant vous, si vous pressentez que le Christ a été dupe de son amour, comme Mahomet le fut de son orgueil, si vous éprouvez avec effroi le sentiment, à l’heure même où nous parlons de Lui, que Dieu n’est pas, comment donc vous manquerait-il, ainsi que vous manquerait un passé, puisqu’il n’a jamais été, et pourquoi le chercher comme si vous l’aviez perdu ? »

Rainer-Maria Rilke,
Lettres à un jeune poète,
Éditions Grasset, 1971, pp. 66-67. 


Je retrouve ce texte, en rangeant des livres et j'éprouve une joie certaine à rencontrer la personne que j'étais à vingt ans, puisqu'y est souligné ce que je soulignerais aujourd'hui encore (mais pas directement sur le livre !). Bien davantage d'empathie qu'à regarder une photographie de l'époque qui me renvoie à mon âge canonique.

Roberte Roberte.

09:56 Publié dans Blog, Lecture, Religion | Lien permanent

13/12/2013

PICKPOCKETS

DÉMOCRATIE et CULTURE


1964. Interview d'un anonyme.

« Vous croyez donc appartenir à une aristocratie des lecteurs ?

Oui, bien sûr, enfin « bien sûr », je ne sais pas si j’y appartiens, je suis persuadé qu’il faut une aristocratie des lecteurs.

Que pensez-vous du livre de poche ?

Beaucoup de mal.

Pourquoi ?

Parce que ça a fait lire un tas de gens qui n’avaient pas besoin de lire, finalement ; qui n’avaient jamais ressenti le besoin de lire… On les a amenés là… Avant, ils lisaient « Nous Deux » ou « La vie en fleurs » et d’un seul coup, ils se sont retrouvés avec Sartre dans les mains [brève pause éloquente]. Ce qui leur a donné une espèce de prétention intellectuelle qu’ils n’avaient pas. C’est-à-dire qu’avant, les gens étaient humbles devant la Littérature alors que maintenant ils se permettent de la prendre de haut. Les gens ont acquis le droit de mépris maintenant – ce qu’ils n’avaient pas avant. »

 

 

France Culture, La Fabrique de l’Histoire,
Émission d’Emmanuel Laurentin,
10 décembre 2013,
« Édition : les grandes collections (1/3) »,
Le livre, une histoire de poche :
un documentaire de Stéphane Bonnefoi
(production) et Anne Fleury (réalisation).


Sans doute le même aujourd'hui déplore-t-il « que les gens ne lisent pas ! »


09:30 Publié dans Blog, Lecture, Radio | Lien permanent