23/09/2015
NAUFRAGÉS DE LA MISÈRE
« Il ne connaissait pas le nom de son bateau. En fait, avec le temps, nous découvrîmes qu’il ne savait même pas que les bateaux avaient des noms – comme les chrétiens » ; et lorsque, un jour, du haut de la colline de Talfourd, il contempla la mer étalée devant son regard, ses yeux se promenèrent au loin, avec une expression de surprise infinie, comme s’il n’avait encore jamais vu un tel spectacle. Et c’était probablement vrai. Autant que j’aie pu comprendre, il avait été poussé avec beaucoup d’autres à bord d’un navire d’émigrants à l’embouchure de l’Elbe, trop effaré pour distinguer où il se trouvait, trop fatigué pour rien voir, trop angoissé pour s’en soucier. Ils furent immédiatement jetés dans les profondeurs de l’entrepont et enfermés. Ils étaient là entre des murs de bois, sous un plafond bas – disait-il – avec des poutres, comme les maisons de son pays, mais on y descendait par une échelle. C’était très grand, très froid, humide et sombre, avec des emplacements semblables à des boxes de bois où les gens devaient dormir les uns au-dessus des autres, et ça n’arrêtait pas de ballotter tout le temps dans tous les sens. Il se glissa dans l’un de ces boxes et s’allongea là dans les vêtements qu’il portait lorsqu’il avait quitté sa maison, bien des jours auparavant, gardant son ballot et son bâton auprès de lui. Des gens gémissaient, des enfants pleuraient, de l’eau dégoulinait, les lumières s’éteignirent, les parois grinçaient, et tout était secoué au point que dans les petits boxes personne n’osait lever la tête. Il avait perdu contact avec son unique compagnon (un jeune homme de la même vallée que lui, disait-il), et sans cesse le vacarme du vent continuait à l’extérieur et on sentait des chocs violents – boum ! boum ! Il fut pris d’une épouvantable nausée, au point que cela lui fit négliger ses prières. En outre, il était impossible de savoir si c’était le matin ou le soir. Il semblait toujours faire nuit en ce lieu. […]
« C’était un montagnard de la chaîne orientale des Carpathes, et le vaisseau qui avait sombré la nuit précédente dans Eastbay était un navire d’émigrands de Hambourg, le Herzogin Sophia-Dorothea, de sinistre mémoire.
« Quelques mois plus tard nous pûmes lire dans les journaux les comptes rendus sur les activités de fausses ¨Agences d’émigration¨ parmi les paysans d’origine slave, dans une des provinces les plus éloignées de l’Autriche. Le but de ces escrocs était de s’emparer des fermes de ces pauvres paysans ignorants et ils étaient de mèche avec les usuriers de la région. Ils exportaient leurs victimes principalement par Hambourg. […]
« […] Le vent aurait probablement empêché qu’on entende du rivage les cris les plus stridents ; le bateau n’avait manifestement pas eu le temps de lancer des signaux de détresse. Ce fut la mort sans le moindre écho. Le navire de Hambourg se remplit d’eau immédiatement et se retourna en sombrant, et à l’aube on ne voyait même pas un bout d’espar à la surface de l’eau. Sa disparition fut signalée, bien sûr, et les garde-côtes crurent d’abord qu’il avait soit chassé sur ses ancres, soit rompu son câble pendant la nuit, et avait été emporté au large. Puis, au changement de marée, l’épave dut bouger un peu et libérer quelques corps […]. Dès l’après-midi, vous pouviez voir sur les quatre kilomètres de plage des formes sombres aux pieds nus, ballottées par l’écume des vagues, et des hommes à l’air rude, des femmes au visage dur, des enfants, le plus souvent blonds, qu’on transportait, le corps rigide et trempé, sur des brancards, des claies, des échelles, en une longue procession qui passait devant l’auberge du Ship, et qu’on allongeait les uns à côté des autres sous le mur nord de l’église de Brenzett. »
Joseph Conrad, Amy Foster, 1901.
Éditions Rivages poche / Petite bibliothèque, 2013,
pp. 63, 64, 65, 81, 82, 83.
(Rediffusion).
Les lectures de Roberte Roberte.
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03/09/2015
CRITIQUES
"Et puis : ici, on commence toujours par lire les critiques. Comment jouir encore du spectacle, après."
Robert Walser,
Lettres de 1897 à 1949,
Zoé éd.
Lettre 23 à Christian Morgenstern,
fin octobre 1906, p. 61.
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26/07/2015
COLETTE (Les narines de)
16 juillet 1943
Paris.
« J’ai lu hier dans le train le dernier livre de Colette, Julie de Carneilhan1. Voilà bien un livre inutile et sans intérêt. Elle publie parce qu’il faut publier mais elle n’a rien à dire et ressasse ses vieilles histoires pas très propres. Manquant d’imagination, elle puise les sujets qu’elle veut traiter dans son existence qui n’est pas très belle. Cette fois, c’est encore une histoire de Henry de Jouvenel qu’elle ressort. […] Si Colette n’était pas une femme, s’occuperait-on de ses livres ?*
Communément, on prétend qu’elle est un grand écrivain. J’ai examiné de près ses phrases. On exagère la valeur de son style. Ce qu’elle compose est alerte mais tout de même sans grande richesse. De loin en loin, elle pique une expression ou une comparaison artificiellement littéraire qui n’arrive pas à me faire pâmer. On sent trop la recherche. Elle aime les descriptions d’yeux mais est à bout de souffle quand elle a parlé d’un reflet d’iris dans les pupilles. Et pourquoi parle-t-elle toujours de ses narines ? En lisant, j’ai noté quelques pages : 6, 7, 9, 45, 91, 139, 145, 169, 173, 197. Il semble que ses trous de nez jouent un grand rôle dans sa vie et que c’est par eux qu’elle s’exprime. La prochaine fois que je la verrai, il faudra que j’observe si vraiment ils ont autant d’importance qu’elle écrit dans sa conversation. »
1. Publié chez Fayard en octobre 1941, après prépublication en feuilleton dans Gringoire durant l’été.
*Souligné par RadicÔlibres.
in Journal 1939-1945,
Maurice Garçon,
de l’Académie française,
Éd. Les Belles Lettres/Fayard,
juin 2015, pp. 477-478.
Les lectures de Roberte Roberte.
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