30/03/2019
LA BELLE KATHARINE
Mercredi 29 juin (1932)
"La pièce était une pièce fort somptueuse ; un large escalier y conduisait ; un vaste hall. J’étais en avance. « Quel splendide bonheur-du-jour », ai-je dit pour cacher ma nervosité en présence de cette vieille femme de ménage en robe collante et bas noirs. Toute sa chevelure avait rétréci. Elle offrait le visage durci, ridé, tiré d’une femme très malheureuse. Oui, dans cette lumière elle me paraissait terrible. Où avait disparu la belle Katharine*, celle qui marchait à grands pas ; qui avait de fermes joues roses, qui était catégorique, magistrale, maîtresse d’elle-même jusque dans la profonde tranchée de son malheur ? Dieu du ciel, quel dommage nous inflige la vie ! Après avoir remplacé cette fougueuse jeunesse par cet air presque intolérable de souffrance : un air rechigné ; un air usé jusqu’à la corde ; l’air affreux de la pauvresse. À force d’ajustements, en regardant les yeux mi-clos, je suis parvenue, à mesure que la soirée passait et que la lumière s’estompait, à reconstituer une certaine beauté ; ses yeux petits, mais pénétrants, ses gestes (ils restent libres et vifs bien que restreints par des bras nus et par une affreuse robe collante, noir et bleu). Ce qui est beau, c’est qu’elle ne cache rien, qu’elle n’a plus rien à perdre, qu’elle a été essorée et calandrée au point d’en perdre toute douceur et sensibilité.
Son visage est pâle aussi ; pourtant elle a présidé sa table (la sienne et celle de Follett) avec sa maîtrise de jadis ; mais comme si rien ne lui donnait le moindre plaisir. Elle ne s’est jamais détendue. N’a jamais, de toute la soirée, perdu son air de souffrance. Durcir, émousser, épaissir, voilà le pire dommage que la vieillesse […] puisse infliger. […] Dans ma consternation à la vue de Katharine, n'entrait-il pas le sentiment que j'ai cet aspect-là, moi aussi ? Peut-être. Et puis, L.** est arrivé, en complet gris et cravate bleue, bronzé par le soleil ; et j'ai senti que nous sommes encore vigoureux et jeunes. Alors nous avons embrassé Katharine, la vieille femme, sur le seuil. […]"
*Dame Catherine Furse (1875-1952)
** Léonard Woolf
Virginia Woolf, Journal, Tome 5,
Traduit de l'anglais par Colette-Marie Huet,
Nouveau Cabinet Cosmopolite, Stock, 1986, pp. 186-187
(Rediffusion.)
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27/03/2019
Nathalie SARRAUTE - Avant-garde
« […] Mes enfants vous le diraient. Je crois toujours que tout est perfectible, y compris les êtres – et les livres. Avec eux – les enfants – j’étais une mère insupportable à cause de ça, et avec eux, les livres, je ne peux pas les relire, car j’aurais envie de les refaire. Il n’y a que le visage, hélas, qui ne se refasse pas. Depuis trente-sept ans, j’avais une glace épatante, où mon image ne changeait pas, parce que ma vue baissait à mesure que j’avançais en âge. Nous étions très contentes l’une de l’autre. Et puis on m’a obligée à porter des verres de contact, et je me suis vue, ce qui s’appelle vue. Une vieille horreur ! Ce n’est pas moi, ce ne peut pas être moi. C’est comme les photos : toujours trop belles ou trop épouvantables, jamais moi. »
Avec ses partenaires des Éditions de Minuit, donc, les rivalités n’ont pas tardé, ni les vacheries en douce. Ainsi, à une réunion sorbonnarde sur Joyce présidée par Butor, celui-ci se débrouille pour parler de Nathalie Sarraute, grand écrivain « qui pourrait être ma mère et n’a pas hésité à se joindre à nous », etc. Pendant toute la séance, elle médite hors d’elle, pour déclarer à la fin qu’elle est fière de pouvoir être la mère de Butor, « car il est évidemment plus honorable d’appartenir à l’avant-garde avec ses fils qu’avec ses parents ».
Mathieu Galey,
Journal intégral, 1953-1986,
Éd. Robert Laffont, Coll. Bouquins,
p. 638, Mardi de Pâques 1982.
Les lectures de Roberte Roberte.
(Rediffusion.)
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15/03/2019
REPORTEURS
"Pourtant dociles dans leur ensemble, puissants relais de la pensée impériale, les périodiques avaient été hélas rongés en peu d'années par l'apparition d'un système électronique planétaire où se déversaient les rumeurs et des images floues. N'importe quel témoin d'émeute, d'accident d'autocar ou de la danse d'un cachalot au large de Sainte-Maxime s'improvisait reporteur. Cela affectait une corporation entière, et les grands photographes n'avaient plus les moyens de barouder, emportés qu'ils étaient par le flot des amateurs. L'anecdote l'emportait sur l'analyse, le ragot sur les faits, la photo tremblée sur les mots, le commerce sur le savoir. Une sourde menace planait. La tension montait dans les gazettes de l'Empire, qu'elles fussent écrites, parlées ou filmées, et des êtres apeurés rôdaient dans les couloirs des rédactions."
Patrick RAMBAUD, de l'académie Goncourt,
"Troisième chronique du règne de Nicolas Ier",
Grasset, décembre 2009, pp. 50-51.
(Rediffusion.)
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