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21/07/2011

FILET

"On peut définir un filet de deux façons, en fonction du point de vue. Normalement, on dira que c'est un instrument avec des mailles qui permet de prendre du poisson. Mais on peut, sans offenser la logique, inverser l'image et définir un filet comme l'a fait un lexicographe facétieux : un ensemble de trous liés ensemble par du fil."

Julian Barnes,
Le perroquet de Flaubert, (1984),
chap. III, "Celui qui le trouve le garde",
Le livre de poche, p. 44.

Roberte Roberte.


12:49 Publié dans Art, Blog, Lecture | Lien permanent

27/06/2011

UN GRAND PAS VERS L'ÉTERNITÉ ?

En couverture du Monde Magazine de la semaine dernière, la photographie* d'une vieille dame en superwoman casquée*. L'accroche : "EN ROUTE VERS L'IMMORTALITÉ". Le titre de l'article, en page 19 : "VIVRE 120 ANS ET MÊME PLUS"**.

Eh oui, ça deviendra un jour possible, quand on vous demandera votre âge (pour vérifier où en est votre maladie d'Alzheimer ou celle qui l'aura remplacée) de répondre coquettement : "J'ai un siècle + deux décennies et des poussières".

Vivre 120 ans mais pour quoi faire ? Y aura-t-il assez d'emplois pour travailler jusqu'à 80 ans afin d'assurer les 40 années à venir ? A-t-on vraiment envie d'être fixé si longtemps à des tâches plus ou moins intéressantes ? On sait par ailleurs que si le vieux est généreux de son expérience, il est peu enclin la plupart du temps à s'emparer des innovations qu'une société moderne issue des générations suivantes lui propose. Et quand il est enclin, il n'est pas forcément doué pour s'investir dans un monde qui n'est plus le sien.

Sans abuser du "jeunisme", mot à la mode, je ne suis pas sans ressentir l'angoisse de tous ceux qui naîtront ensuite et qui verront au-dessus de leurs têtes, un plafond de supermen et superwomen casqué(e)s planant tels de gros insectes bourdonnants, leur dissimulant la galaxie.

Bien sûr, les jeunes "bénéficieront" en principe de la même "prolongation" et sans doute davantage. Mais ayant été jeune moi-même, je ne me souviens pas que le grand âge ou la mort-même fussent inscrits dans mes priorités.

Déjà, pour les fringuants retraités actuels, ce n'est pas une sinécure d'envisager le passage quasiment inévitable au "pensionnat" pour troisième, quatrième, cinquième (etc.) âges avant qu'enfin la fin.

La vie, ce serait bien qu'on puisse d'abord la prolonger sur toute la planète en nourrissant ceux qui ont faim, en permettant à tant de gens de ne pas mourir jeunes d'épuisement au travail ou victimes de guerres qui les dépassent... Mais ça, c'est évidemment de l'ordre de l'utopie.

Notons quand même que l'auteur de l'article cite Woody Allen en conclusion : "L'éternité, c'est long, surtout vers la fin."

Roberte Roberte.

*photo de Sacha Goldberger, série "Mamika".
** Article de Frédéric Joignot, Le Monde Magazine, n° 93, 25 juin 2011, p. 19.

23/06/2011

DES DROITS ET DES DEVOIRS

(...) "Dès que Serge Ivanovitch eut clos la discussion, en lançant une plaisanterie, Pestzov trouva un nouveau thème.
- On ne peut accuser le gouvernement de vouloir nous soumettre à une cure, dit-il. Le gouvernement se guide, évidemment, par des considérations générales, et reste indifférent aux influences qui peuvent résulter des mesures qu'il a prises. Par exemple, la question de l'instruction des femmes devrait être considérée comme nuisible, et cependant, le gouvernement ouvre aux femmes les cours et les universités.

La conversation roula aussitôt sur l'instruction des femmes.
Alexis Alexandrovitch exprima l'idée qu'ordinairement on confond la question de l'instruction des femmes avec celle de la liberté des femmes, et que c'est là la raison pour laquelle on juge nuisible cette instruction.
- À mon avis, ces deux questions sont liées indissolublement, dis Pestzov. C'est un cercle vicieux. La femme est privée de droits, faute d'instruction ; et de son manque d'instruction, on déduit l'absence de droits. Il ne faut pas oublier que l'asservissement des femmes est si grand et si ancien que souvent nous ne voulons pas comprendre l'abîme qui nous sépare de l'autre sexe.
- Vous avez dit, les droits, reprit Serge Ivanovitch, profitant d'une pause de Pestzov. Vous voulez sans doute parler du droit de remplir les fonctions publiques, celles de jurés, de conseillers municipaux, de présidents des conseils généraux, de membres du parlement ?
- Sans doute.
- Mais, en admettant même qu'exceptionnellement des femmes puissent occuper ces situations, il me semble que vous avez mal choisi le terme. Ce n'est pas "les droits" qu'il convient de dire, mais bien : les devoirs. Chacun sait qu'en exerçant la fonction de juré, de conseiller municipal, de télégraphiste, on remplit un devoir. C'est pourquoi il serait plus juste de dire que les femmes réclament des devoirs ; au reste c'est tout à fait légitime. Aussi ne peut-on que sympathiser à leur désir de prendre leur part de l'activité générale, comme les hommes.
- Parfaitement juste ! confirma Alexis Alexandrovitch. Selon moi toute la question se ramène à ceci : les femmes sont-elles ou non capables de remplir ces devoirs ?
- Elles le seront probablement quand l'instruction sera répandue parmi elles, intervint Stépan Arkadiévitch. Nous le voyons...
- Et le proverbe - je puis le citer devant mes propres filles : "cheveux longs, idées courtes" ? - dit le prince, qui suivait depuis longtemps la conversation et dont les petits yeux moqueurs pétillaient.
- C'était l'opinion qu'on avait des nègres avant leur émancipation, dit méchamment Pestzov.
- Je trouve étrange que les femmes revendiquent de nouveaux devoirs, alors qu'il n'est malheureusement que trop fréquent de voir les hommes se soustraire aux leurs, dit Serge Ivanovitch.
- Oui, mais les devoirs sont accompagnés de privilèges : le pouvoir, l'argent, les honneurs. Et c'est précisément ce que recherchent les femmes, dit Pestzov.
- C'est comme si moi je prétendais au droit d'être nourrice, et me montrais offensé qu'on refusât de me payer à ce titre, alors que les femmes sont rémunérées comme telles, dit le vieux prince.
Tourovtzine éclata d'un rire sonore. Serge Ivanovitch regretta que cette plaisanterie ne fût pas de lui. Alexis Alexandrovitch lui-même sourit.
- Oui, mais l'homme ne peut allaiter, dit Pestzov, tandis que la femme...
- Comment ? Mais un Anglais a nourri son enfant à bord d'un vaisseau, reprit le vieux prince, se permettant cette licence de conversation devant ses filles.
- Autant il y a des Anglais de cette sorte, autant de femmes fonctionnaires, dit cette fois Serge Ivanovitch.
(...)
- Mais nous sommes pour le principe, pour l'idéal ! clama Pestzov de sa basse sonore. La femme veut avoir le droit d'être indépendante, instruite. Et elle est gênée, opprimée, par l'idée qu'il lui est impossible d'y parvenir.
- Et moi je suis opprimé et gêné parce qu'on ne m'accepte point comme nourrice à l'asile des enfants abandonnés, répéta le vieux prince, à la grande joie de Tourovtzine (...)."

Tolstoï, Anna Karénine,
Les Classiques de Poche, 2010,
pp. 490-491.

Le livre est paru en trois volumes en 1878.

Relu avec enthousiasme par Roberte Roberte.