03/11/2012
COUAC
Titres extraits du Monde et de Libération,
1er au 31 octobre 2012.
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01/11/2012
LA VISITE AU CIMETIÈRE
« Il nous emmène en pèlerinage au cimetière d’Ivry parisien. C’est aux portes mêmes de Paris, à deux pas du terminus du métro, mais cela nous semble une expédition. Il est vrai que nous y allons à pied, par économie. Il s’avisera heureusement un jour que ce qu’il gagne sur le prix du transport, il le perd en ressemelages. Nous nous traînons le long d’avenues interminables, nous longeons de hauts murs aveugles. Nous arrivons le ventre creux, la tête vide. Il ne donne pas dans les chrysanthèmes, les dahlias, les hortensias, les plantes en pot sous papier cristal et autres symboles conventionnels du deuil bourgeois. À l’entrée du cimetière, il achète des fleurs, les plus simples possible, c’est son côté Victor Hugo, « un bouquet de houx vert et de bruyère en fleur ». Il prend des marguerites, éponymes de la morte, quand il y en a. À défaut, quelques roses.
Nous avons chaque fois autant de mal à nous orienter, nous errons d’allées en divisions, entre des carrés tous semblables, tirés au cordeau, bordés de monuments dérisoires. La tombe de notre mère est une des seules que n’orne, ni ne somme, ni ne signale une croix. C’est une dalle toute nue. Un prénom, un nom, deux dates en creux. Pas d’ornements, pas de photos, l’austérité même.
Papa n’a pas seulement l’air encore plus sévère que d’habitude – à force de froncer le sourcils, deux rides parallèles se sont creusées sur son front, de part et d’autre du nez – mais presque toujours mécontent. Nous le regardons craintivement, à la dérobée. Il rassemble d’un geste nerveux les cadavres des fleurs qui achèvent de se décomposer – qu’elles datent de notre dernière visite ou que d’autres mains les aient déposées là – et dont les tiges desséchées et noircies font déjà corps avec la pierre. Il expédie l’un d’entre nous les jeter dans le plus proche des bacs, remplis de terre et de débris, prévus à cet effet. De la main et de la pointe du gant, il balaie les poussières et les suies parisiennes qui se sont déposées sur la tombe. Nous l’aidons maladroitement à nettoyer celle-ci des brindilles et des mousses qui s’y sont incrustées. Il dispose, une à une, les fleurs nouvelles. Il s’immobilise enfin, silencieux, au garde-à-vous, nous à ses côtés, également muets, par ordre de taille, calquant notre attitude sur la sienne, mimant le recueillement, surveillant la contenance les uns des autres, et attendant que ça se passe.
Que pense-t-il ? Que pensent mes frères ? Pour moi, je ne pense rien, je n’évoque rien. Le vide. Des moments creux et faux. Quel sens cela a-t-il ? Je n’imagine rien de ce qu’il peut y avoir sous terre. Je n’imagine pas qu’il puisse y avoir quoi que ce soit au ciel. Elle n’est pas ici plus qu’ailleurs. À chaque visite, son visage un peu plus s’efface. Nous l’oublions jour après jour. Pourquoi est-elle partie ? A-t-elle seulement existé ?
Brusquement, ayant compté le temps du souvenir sur la trotteuse de je ne sais quel mystérieux chronomètre, comme ces ordonnateurs de cérémonies officielles qui décident de la durée des minutes de silence, il s’ébroue et donne le signal du départ. Nous le suivons, allongeant le pas et haussant le ton à mesure que nous approchons de la sortie. Nos retours sont immanquablement gais et bavards. »
Dominique Jamet,
Un petit Parisien 1941-1945,
Flammarion, février 2000,
pp. 29-30.
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27/10/2012
AMOUR, de Michael Haneke
(La mort des vieux n’est pas scandaleuse. La tendance serait plutôt de penser que c’est leur longévité qui l’est.)
Il y a ce couple tellement « bien assorti ». Après probablement des décennies de vie commune, chacun est cependant resté soi-même, cela s’entend au phrasé singulier de l’un et de l’autre.
Suite à un accident vasculaire cérébral (AVC) et à une intervention chirurgicale ratée, elle entame le lent chemin qui mène à la mort, avec le déclin progressif de ses facultés physiques puis intellectuelles. Elle lui a fait promettre qu’elle ne retournerait pas à l’hôpital et elle n’y retournera pas.
Recevoir ce film quand on est soi-même âgé, c’est en même temps faire face à une perspective envisageable et à des souvenirs jamais vraiment enfouis. On l’admire, lui, qui tient sa promesse et emprunte le même tunnel obscur et sans air. Ce qui pourrait parvenir du dehors est importun. De la déchéance, il veut rester l’unique témoin chaque jour plus fantomatique.
De la maladie et des soins, rien n’est épargné au regardeur qui se souvient avoir, en d’autres temps et pour d’autres liens, fui l’hôpital, coupable, inquiet mais disponible à tout ce qui pourrait le distraire.
Plus tard, dans l’appartement d’où ont disparu les miasmes, leur fille s’assoit dans le fauteuil qu’occupait son père quelque temps auparavant. Elle regarde ce qui l’entoure. Il est bien possible que ce qui l’entoure, sans ses parents, n’existe plus. Leur chapitre est clos.
Amour, c’est un vrai film d’amour mais d’un tel réalisme que le spectateur, anéanti, voudrait pouvoir faire fiction comme échappatoire. Peut-être suffit-il de tirer la porte derrière soi pour aller, vivant parmi les vivants, écouter un Impromptu de Schubert.
© Roberte Roberte.
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