01/11/2012
LA VISITE AU CIMETIÈRE
« Il nous emmène en pèlerinage au cimetière d’Ivry parisien. C’est aux portes mêmes de Paris, à deux pas du terminus du métro, mais cela nous semble une expédition. Il est vrai que nous y allons à pied, par économie. Il s’avisera heureusement un jour que ce qu’il gagne sur le prix du transport, il le perd en ressemelages. Nous nous traînons le long d’avenues interminables, nous longeons de hauts murs aveugles. Nous arrivons le ventre creux, la tête vide. Il ne donne pas dans les chrysanthèmes, les dahlias, les hortensias, les plantes en pot sous papier cristal et autres symboles conventionnels du deuil bourgeois. À l’entrée du cimetière, il achète des fleurs, les plus simples possible, c’est son côté Victor Hugo, « un bouquet de houx vert et de bruyère en fleur ». Il prend des marguerites, éponymes de la morte, quand il y en a. À défaut, quelques roses.
Nous avons chaque fois autant de mal à nous orienter, nous errons d’allées en divisions, entre des carrés tous semblables, tirés au cordeau, bordés de monuments dérisoires. La tombe de notre mère est une des seules que n’orne, ni ne somme, ni ne signale une croix. C’est une dalle toute nue. Un prénom, un nom, deux dates en creux. Pas d’ornements, pas de photos, l’austérité même.
Papa n’a pas seulement l’air encore plus sévère que d’habitude – à force de froncer le sourcils, deux rides parallèles se sont creusées sur son front, de part et d’autre du nez – mais presque toujours mécontent. Nous le regardons craintivement, à la dérobée. Il rassemble d’un geste nerveux les cadavres des fleurs qui achèvent de se décomposer – qu’elles datent de notre dernière visite ou que d’autres mains les aient déposées là – et dont les tiges desséchées et noircies font déjà corps avec la pierre. Il expédie l’un d’entre nous les jeter dans le plus proche des bacs, remplis de terre et de débris, prévus à cet effet. De la main et de la pointe du gant, il balaie les poussières et les suies parisiennes qui se sont déposées sur la tombe. Nous l’aidons maladroitement à nettoyer celle-ci des brindilles et des mousses qui s’y sont incrustées. Il dispose, une à une, les fleurs nouvelles. Il s’immobilise enfin, silencieux, au garde-à-vous, nous à ses côtés, également muets, par ordre de taille, calquant notre attitude sur la sienne, mimant le recueillement, surveillant la contenance les uns des autres, et attendant que ça se passe.
Que pense-t-il ? Que pensent mes frères ? Pour moi, je ne pense rien, je n’évoque rien. Le vide. Des moments creux et faux. Quel sens cela a-t-il ? Je n’imagine rien de ce qu’il peut y avoir sous terre. Je n’imagine pas qu’il puisse y avoir quoi que ce soit au ciel. Elle n’est pas ici plus qu’ailleurs. À chaque visite, son visage un peu plus s’efface. Nous l’oublions jour après jour. Pourquoi est-elle partie ? A-t-elle seulement existé ?
Brusquement, ayant compté le temps du souvenir sur la trotteuse de je ne sais quel mystérieux chronomètre, comme ces ordonnateurs de cérémonies officielles qui décident de la durée des minutes de silence, il s’ébroue et donne le signal du départ. Nous le suivons, allongeant le pas et haussant le ton à mesure que nous approchons de la sortie. Nos retours sont immanquablement gais et bavards. »
Dominique Jamet,
Un petit Parisien 1941-1945,
Flammarion, février 2000,
pp. 29-30.
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