23/06/2011
DES DROITS ET DES DEVOIRS
(...) "Dès que Serge Ivanovitch eut clos la discussion, en lançant une plaisanterie, Pestzov trouva un nouveau thème.
- On ne peut accuser le gouvernement de vouloir nous soumettre à une cure, dit-il. Le gouvernement se guide, évidemment, par des considérations générales, et reste indifférent aux influences qui peuvent résulter des mesures qu'il a prises. Par exemple, la question de l'instruction des femmes devrait être considérée comme nuisible, et cependant, le gouvernement ouvre aux femmes les cours et les universités.
La conversation roula aussitôt sur l'instruction des femmes.
Alexis Alexandrovitch exprima l'idée qu'ordinairement on confond la question de l'instruction des femmes avec celle de la liberté des femmes, et que c'est là la raison pour laquelle on juge nuisible cette instruction.
- À mon avis, ces deux questions sont liées indissolublement, dis Pestzov. C'est un cercle vicieux. La femme est privée de droits, faute d'instruction ; et de son manque d'instruction, on déduit l'absence de droits. Il ne faut pas oublier que l'asservissement des femmes est si grand et si ancien que souvent nous ne voulons pas comprendre l'abîme qui nous sépare de l'autre sexe.
- Vous avez dit, les droits, reprit Serge Ivanovitch, profitant d'une pause de Pestzov. Vous voulez sans doute parler du droit de remplir les fonctions publiques, celles de jurés, de conseillers municipaux, de présidents des conseils généraux, de membres du parlement ?
- Sans doute.
- Mais, en admettant même qu'exceptionnellement des femmes puissent occuper ces situations, il me semble que vous avez mal choisi le terme. Ce n'est pas "les droits" qu'il convient de dire, mais bien : les devoirs. Chacun sait qu'en exerçant la fonction de juré, de conseiller municipal, de télégraphiste, on remplit un devoir. C'est pourquoi il serait plus juste de dire que les femmes réclament des devoirs ; au reste c'est tout à fait légitime. Aussi ne peut-on que sympathiser à leur désir de prendre leur part de l'activité générale, comme les hommes.
- Parfaitement juste ! confirma Alexis Alexandrovitch. Selon moi toute la question se ramène à ceci : les femmes sont-elles ou non capables de remplir ces devoirs ?
- Elles le seront probablement quand l'instruction sera répandue parmi elles, intervint Stépan Arkadiévitch. Nous le voyons...
- Et le proverbe - je puis le citer devant mes propres filles : "cheveux longs, idées courtes" ? - dit le prince, qui suivait depuis longtemps la conversation et dont les petits yeux moqueurs pétillaient.
- C'était l'opinion qu'on avait des nègres avant leur émancipation, dit méchamment Pestzov.
- Je trouve étrange que les femmes revendiquent de nouveaux devoirs, alors qu'il n'est malheureusement que trop fréquent de voir les hommes se soustraire aux leurs, dit Serge Ivanovitch.
- Oui, mais les devoirs sont accompagnés de privilèges : le pouvoir, l'argent, les honneurs. Et c'est précisément ce que recherchent les femmes, dit Pestzov.
- C'est comme si moi je prétendais au droit d'être nourrice, et me montrais offensé qu'on refusât de me payer à ce titre, alors que les femmes sont rémunérées comme telles, dit le vieux prince.
Tourovtzine éclata d'un rire sonore. Serge Ivanovitch regretta que cette plaisanterie ne fût pas de lui. Alexis Alexandrovitch lui-même sourit.
- Oui, mais l'homme ne peut allaiter, dit Pestzov, tandis que la femme...
- Comment ? Mais un Anglais a nourri son enfant à bord d'un vaisseau, reprit le vieux prince, se permettant cette licence de conversation devant ses filles.
- Autant il y a des Anglais de cette sorte, autant de femmes fonctionnaires, dit cette fois Serge Ivanovitch.
(...)
- Mais nous sommes pour le principe, pour l'idéal ! clama Pestzov de sa basse sonore. La femme veut avoir le droit d'être indépendante, instruite. Et elle est gênée, opprimée, par l'idée qu'il lui est impossible d'y parvenir.
- Et moi je suis opprimé et gêné parce qu'on ne m'accepte point comme nourrice à l'asile des enfants abandonnés, répéta le vieux prince, à la grande joie de Tourovtzine (...)."
Tolstoï, Anna Karénine,
Les Classiques de Poche, 2010,
pp. 490-491.
Le livre est paru en trois volumes en 1878.
Relu avec enthousiasme par Roberte Roberte.
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22/06/2011
QUI DONC REGARDE LES AFFICHES ?
Je photographie un panneau d'affichage, en l'occurrence une palissade. Il est midi environ, du côté de la Gare de l'Est, quelques rares personnes passent, la factrice et sa poussette ménagère, des gens pressés à valises et personne ne regarde les affiches. C'est pourquoi je me demande : "Qui donc regarde les affiches ?".
"Affiche", immédiatement, qu'est-ce que ça me dit ? L'Affiche Rouge, la Mobilisation, le prix de la viande de rat, de chat et du navet pendant la Commune. Les militants collant. Puis la consommation à outrance, claustrophobie et colère à l'égard de l'univers marchand. Les hommes-sandouiche ressuscités à Londres et à Madrid...
L'affiche cache ce qui cache les travaux. L'affiche hausse en couleur et signale les lieux murés et cadenassés, condamnés à la destruction. Affiche collée aux endroits vides comme dessinée sur une page blanche et souvent plus inspirée que d'hasardeux graphismes... Affiche électorale aux sourires ébréchés car nul n'a plus envie de sourire. Affiche sans-gêne qui recouvre les autres qui ont recouvert les autres et cette épaisseur-là, c'est déjà toute une Histoire.
L'affiche, rencontrée dans la rue qui dit ce qui ne se dira pas à la radio, à la télévision et qu'on n'aurait pas songé à chercher sur Internet. L'affiche est rarement la même que la veille, on a écrit dessus ses commentaires, parfois avec humour, parfois avec violence, parfois avec vulgarité, parfois avec stupidité. L'affiche, d'un jour à l'autre, ou enrichie d'opinions diverses, ou maltraitée, ou lacérée ou déchirée, ou disparue.
Mais qui donc regarde les affiches ?
Anna Livia.
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QUI DONC REGARDE LES AFFICHES ?
© photo Anna Livia, Paris 10e, 19 juin 2011.
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