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09/04/2020

CONFINÉS DEHORS

« Mais surtout, les derniers traînards restent les sans-abri. Là aussi, le Covid-19 produit sa magie. Soudain, la vaste majorité des SDF parisiens sont des hommes noirs. Révélateur. On peut en déduire que nombre des habitués possèdent quelque vestige de sanctuaire, fût-il théorique. Pas de refuge pour ces débris dormant à la belle étoile. Manifestement sans papiers, ils n'ont plus aucune ressource et souffrent souvent de troubles psychologiques. Ils sont tapis sous les porches, debout, immobiles, guides ravagés de la fin du monde. Ou bien, ils se déploient en traînant les pieds dans les rues adjacentes, en proie à de brusques rages ou à des explosions de chansons grinçantes, facétieuses − de longs chants d'angoisse et de confusion. Triste bande-son pour rues déjà mornes. »

Extrait de "Paris covidisé au printemps",
Robert McLIAM WILSON,
in Charlie Hebdo, n° 1446, 8 avril 2020, p. 15,
traduit de l'anglais par Myriam Anderson.

 

Chez RadicÔlibres, on se souvient du livre de Patrick Declerck, Les Naufragés - avec les clochards de Paris, 2001.
"Les conditions d'hébergement" des SDF qu'on prétendait sauver de la rue par temps de brouillard sont à peine descriptibles (aussi on ne décrira pas : lisez l'ouvrage). On ignore si cela s'est amélioré mais on sait que certains refusent d'être emmenés : où ? Crainte d'être renvoyés illico au pays, crainte de quitter un bout de trottoir conquis de haute lutte et paradoxalement partagé la nuit, en ces circonstances exceptionnelles, avec un ou deux potes de rencontre : on est moins distant actuellement dans ce "milieu". Ils s'endorment dans un nuage de bière (pas de la Corona), se réveillent au coeur de la nuit et s'engueulent et se battent, saouls, fous.
En ces temps de confinement, les passants son rares et peu généreux, préoccupés derrière leurs masques, surtout soucieux d'éviter l'îlot de fringues et de couvertures peu ragoûtant. Les échanges habituels, questions, sourires, recommandations, une pièce de monnaie, appartiennent au temps d'avant.
Des jeunes gens, bénévoles dans des associations ou des envoyés de la Mairie de Paris délivrent quotidiennement de quoi manger, de quoi s'habiller, de quoi se couvrir.
Il ouvre sans avidité le sac de nourriture, mâche lentement le pain. Autour de lui, les pigeons sont contents.

Roberte Roberte.

 

11:26 Publié dans Blog, Lecture, Politique, Presse | Lien permanent

08/04/2020

ÉVIDENCE

plusdargentsoignants.JPG

© photo Anna Livia, Paris 10e, 31 mars 2020.

31/03/2020

UN NOUVEAU MONDE

Cergy, le 30 mars 2020

« Monsieur le Président,

« Je vous fais une lettre/ Que vous lirez peut-être/ Si vous avez le temps ». À vous qui êtes féru de littérature, cette entrée en matière évoque sans doute quelque chose. C’est le début de la chanson de Boris Vian Le déserteur, écrite en 1954, entre la guerre d’Indochine et celle d’Algérie. Aujourd’hui, quoique vous le proclamiez, nous ne sommes pas en guerre, l’ennemi ici n’est pas humain, pas notre semblable, il n’a ni pensée ni volonté de nuire, ignore les frontières et les différences sociales,
se reproduit à l’aveugle en sautant d’un individu à un autre. Les armes, puisque vous tenez à ce lexique guerrier, ce sont les lits d’hôpital, les respirateurs, les masques et les tests, c’est le nombre de médecins, de scientifiques, de soignants. Or, depuis que vous dirigez la France, vous êtes resté sourd aux cris d’alarme du monde de la santé et  ce qu’on pouvait lire sur la  banderole  d’une manif  en novembre dernier – L’état compte ses sous, on comptera les morts – résonne tragiquement aujourd’hui. Mais vous avez préféré écouter ceux qui prônent le désengagement de l’État, préconisant l’optimisation des ressources, la régulation des flux,  tout ce jargon technocratique dépourvu de chair qui noie le poisson de la réalité. Mais regardez, ce sont les services publics qui, en ce moment, assurent majoritairement le fonctionnement du
pays :  les hôpitaux, l’Éducation nationale et ses milliers de professeurs, d’instituteurs si mal payés, EDF, la Poste,
le métro et la SNCF. Et ceux dont, naguère, vous avez dit qu’ils n’étaient rien, sont maintenant tout, eux qui continuent de vider les poubelles, de taper les produits aux caisses, de  livrer des pizzas, de garantir  cette vie aussi indispensable que l’intellectuelle, la vie matérielle.


Choix étrange que le mot « résilience », signifiant reconstruction après un traumatisme. Nous n’en sommes pas là. Prenez garde, Monsieur le Président, aux effets de ce temps de confinement, de bouleversement du cours des choses. C’est un temps propice aux remises en cause. Un temps pour désirer un nouveau monde. Pas le vôtre ! Pas celui où les décideurs et financiers reprennent déjà  sans pudeur l’antienne du « travailler plus », jusqu’à
60 heures par semaine. Nous sommes nombreux à ne plus vouloir d’un monde dont l’épidémie révèle les inégalités criantes, Nombreux à vouloir au contraire un monde où les besoins essentiels, se nourrir sainement, se soigner, se loger, s’éduquer, se cultiver, soient garantis à tous, un monde dont les solidarités actuelles montrent, justement, la possibilité. Sachez, Monsieur le Président, que nous ne laisserons plus nous voler notre vie, nous n’avons qu’elle, et  « rien ne vaut la vie » – chanson, encore, d’Alain Souchon. Ni bâillonner durablement nos libertés démocratiques, aujourd’hui restreintes, liberté qui  permet à ma lettre – contrairement à celle de Boris Vian, interdite de radio – d’être lue ce matin sur les ondes d’une radio nationale. »


Annie Ernaux

 

Lettre lue par Augustin Trapenard, France-Inter, le lundi 30 mars 2020.

11:53 Publié dans Blog, Politique, Radio | Lien permanent